Stéphane Bonzon | Compétences, Carrières & Talents

« Durabilité au carré » : L’effectuation au service des carrières individuelles, du bonheur et des besoins du monde

L’extrait ci-après est tiré d’un article co-rédigé avec Shékina Rochat, docteure en psychologie de l’Université de Lausanne, pour le volume 7 d’août 2022 de la revue Sciences & Bonheur intitulé « Sens et bonheur : Regards pluriels sur deux concepts en débat ». L’article original est consultable en accès libre au format PDF depuis le site de la revue. Le volume complet peut être également téléchargé directement depuis le site de la revue Sciences & Bonheur en cliquant sur ce lien.

Résumé

Afin de réconcilier deux visions de la carrière durable, qui renvoient tour à tour à des préoccupations tantôt centrées sur le bien-être de l’individu et tantôt sur la préservation de l’environnement, cet article propose le concept des carrières durables « au carré » caractérisant des carrières durables non seulement du point de vue de l’individu, mais également de la société et de l’écologie. Pour ce faire, nous introduisons à une nouvelle approche de la carrière et suggérons l’« effectuation » — qui décrit la manière dont les entrepreneur·e·s créent de la valeur en contexte d’incertitude — comme logique d’action permettant de l’atteindre. Les apports et limites de ces propositions seront discutés, de même que les implications pour la pratique et la recherche.

Introduction

Au cours des dernières décennies, la notion de carrière a beaucoup évolué. Traditionnellement conçue comme la succession objective des postes occupés par un individu, elle est aujourd’hui comprise comme une « construction subjective qui impose un sens personnel aux souvenirs passés, aux expériences présentes et aux intentions d’avenir en les mettant en intrigue autour d’un thème de vie organisant la vie professionnelle de l’individu » (Savickas, 2005, p. 43, trad. pers.).

Récemment, dans le champ de l’orientation, l’importance de la « durabilité » d’une telle carrière a été mise en exergue. Toutefois, dans la littérature scientifique propre au champ de l’orientation, le terme de « carrière durable » (sustainable career) est utilisé dans deux acceptions différentes. D’une part, les carrières durables désignent des séquences d’expériences professionnelles démontrant différentes formes de continuité au fil du temps, et caractérisées par des conditions sécures et favorables, l’action individuelle, le bien-être au travail et la satisfaction au travers de plusieurs sphères de vie (e.g., Chin et al., 2022 ; De Vos et al., 2020 ; De Vos & van der Heijden, 2015 ; Heslin et al., 2020 ; Kelly et al., 2020 ; Lent & Brown, 2020 ; voir également le concept de « travail soutenable », Ardenti et al., 2010). D’autre part, elles sont comprises comme des carrières qui contribuent à soutenir l’avènement d’un monde durable (e.g., Di Fabio & Rosen, 2020 ; Guichard, 2013, 2016, 2019, 2021 ; Masdonati & Rossier, 2021 ; Rochat & Masdonati, 2019 ; voir aussi le concept de « développement soutenable », Brundtland, 1988), notamment en s’efforçant de participer à l’agenda du développement durable de l’Organisation des Nations Unies (2015). Au niveau lexical, la durabilité fait simplement référence à « la capacité de maintenir quelque chose d’intact sur une certaine période » (Lele & Norgaard, 1996, p. 355). Ce faisant, le terme semble appliqué de manière appropriée dans ces deux cas de figure.

Ainsi, plutôt que d’argumenter en faveur de l’une ou de l’autre de ces conceptions, cet article propose le concept de « durabilité² » ou « durabilité au carré » pour dénommer les carrières qui sont durables à la fois du point de vue de l’individu et de son environnement. La notion de multiplication soutient l’idée qu’il ne s’agit pas uniquement d’additionner les bénéfices pour la personne et ceux pour son contexte, mais véritablement de tenir compte des interactions mutuelles qu’ils entretiennent.

Afin d’étayer cette proposition, nous reviendrons sur les évolutions récentes de la carrière, de même que sur les deux acceptions de la « carrière durable » et leurs implications pour le bien-être, ainsi que sur les avantages de chercher à les concilier. Puis nous introduirons les tenants et aboutissants de l’approche de « l’effectuation » (Sarasvathy, 2001, 2008 ; Sarasvathy et al., 2008) appliquée à la carrière, comme moyen de concilier ces deux visions de la durabilité en termes d’accès au bonheur individuel et au bien-être universel. La discussion esquissera les apports et limites d’une telle démarche appliquée au champ de l’orientation professionnelle et des suggestions seront faites pour favoriser le développement de carrières durables.

Carrière, durabilité, bonheur et bien-être

Sur un plan individuel, la carrière a évolué de sa forme organisationnelle linéaire et ascendante vers davantage d’autogestion et d’adaptation permanente effectuées par la personne sur la base de ses compétences, de ses aspirations et des opportunités du marché (Hall, 1996). Ce nouveau contexte de travail produit une incertitude grandissante dont l’expérience implique une révision des attentes vis-à-vis de l’organisation, de même que davantage d’autonomie et de tolérance aux discontinuités de la part de l’employé·e (Fraccaroli, 2007). Face à l’insécurité professionnelle et aux exigences de flexibilité, des formes émergentes de carrière, impliquant de nouvelles compétences et faisant toujours davantage appel à l’autogestion, se développent, comme celles consistant à cumuler plusieurs employeurs (Hirschi, 2018).

En dépassant les contours de l’organisation, la carrière prend en compte les mutations au sein de l’environnement (voir la « carrière sans frontière » ou « boundaryless career » ; Arthur, 2014 ; Arthur & Rousseau, 1996), telles que les évolutions technologiques (Brynjolfsson & McAfee, 2014 ; Degryse, 2016 ; Marchesnay, 2004 ; Rifkin, 1996 ; Valenduc & Vendramin, 2016), la mondialisation (e.g., Patton & McMahon, 2014), et aujourd’hui le changement climatique (e.g., Guichard, 2016). Les systèmes collectifs qui structuraient autrefois la vie communautaire ayant disparu, l’individu se retrouve seul face à ses choix (Aubert, 2006). Sur le plan de la carrière, ceux-ci s’avèrent de plus en plus complexes et fréquents en raison de l’accroissement du nombre de transitions (souhaitées ou non) produites par la volatilité du marché de l’emploi (e.g., Savickas et al., 2010). Partant, la mobilité professionnelle sous ses diverses formes en devient désirée autant qu’imposée (Arnoux-Nicolas et al., 2016).

Ainsi renvoyé à lui-même et à la responsabilité de « sa propre réalisation » (De Gaulejac, 2006), l’individu est toujours davantage incité à autogérer sa carrière, c’est-à-dire à « construire, maintenir et utiliser intentionnellement diverses ressources personnelles et contextuelles […] d’une manière qui mène à des résultats de carrière positifs » (Wilhelm & Hirschi, 2019, p. 119, trad. pers.). Ce faisant, augmenter les capacités d’adaptation et le pouvoir d’agir des individus s’avère primordial (Savickas et al., 2010). Ceci d’autant plus que les préoccupations de sens revêtent une importance grandissante dans le contexte d’incertitude de nos sociétés contemporaines et constituent désormais une composante centrale des questionnements liés à la carrière et à son accompagnement (Bernaud, 2016).

Dans la définition des carrières durables au sens individuel (e.g., Chin et al., 2022 ; De Vos et al., 2020 ; De Vos & van der Heijden, 2015 ; Heslin et al., 2020 ; Kelly et al., 2020 ; Lent & Brown, 2020), la durabilité est proposée comme une composante essentielle du bien-être des travailleur·euse·s, régie à la fois par des facteurs personnels, environnementaux et temporels. Une telle durabilité est comprise comme étant « aux antipodes des vulnérabilités professionnelles dans le monde du travail moderne » (Urbanaviciute et al., 2019, p. 55, trad. pers.).

Dans cette acception, les « carrières durables » se rapprochent alors de la notion de « travail décent » telle que proposée par le Bureau International du Travail. Ce dernier « regroupe l’accès à un emploi productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour les familles, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes » (Organisation Internationale du Travail, 2016).

Favoriser l’accès de tous et de toutes à un travail décent figure parmi les objectifs de développement durable de l’Organisation des Nations Unies (2015), si bien que plusieurs auteurs ont proposé que l’orientation scolaire et professionnelle avait un rôle clé à jouer pour s’efforcer de guider les individus vers un tel but (e.g., Blustein et al., 2016; Di Fabio, 2018; Di Fabio & Maree, 2016; Duffy et al., 2016; Masdonati & Rossier, 2021). Par ailleurs, au-delà des conditions matérielles minimales nécessaires à un travail décent, la notion de carrière « durable » tend à englober également le bien-être psychosocial de l’individu (De Vos et al., 2020 ; De Vos & van der Heijden, 2015 ; Urbanaviciute et al., 2019).

En effet, avec l’émergence de la psychologie positive (Seligman & Csikszentmihalyi, 2000), les préoccupations pour le bien-être de l’individu, et notamment dans son rapport au travail, ont connu un essor sans précédent (Dik et al., 2019). Ce faisant, de nombreux chercheurs se sont intéressés à identifier ce qui contribuait à rendre les gens « heureux ». Ainsi, plusieurs modèles du bien-être ont été proposés (e.g., Deci & Ryan, 2008 ; Ryff, 1989 ; Seligman, 2011). Ceuxci distinguent généralement le « bonheur », en tant qu’émotion de joie et de satisfaction (American Psychological Association, 2021) du « bien-être », compris comme un état de contentement avec un faible niveau de détresse et de bonnes perspectives d’avenir (American Psychological Association, 2021).

Habituellement, le bonheur (aussi appelé bien-être « hédonique » ou « subjectif ») est associé à la recherche des plaisirs et à l’évitement de la souffrance, alors que le bien-être (également nommé bien-être « eudémonique » ou « psychologique ») est caractérisé par l’engagement dans des activités pleines de sens (e.g., Deci & Ryan, 2008). Ainsi, plusieurs auteurs ont souligné le rôle clé des spécialistes de l’orientation pour favoriser le bien-être des personnes lors de leurs transitions professionnelles (e.g., Dik et al., 2019 ; Eggerth, 2008 ; Rochat et al., 2017). Néanmoins, les limites inhérentes à ces visions individualistes de la carrière et de l’épanouissement commencent à être décriées. En effet, bien que la conception des carrières durables (De Vos et al., 2020 ; De Vos & van der Heijden, 2015), du travail décent (Blustein et al., 2016 ; Duffy et al., 2016) et du bien-être en emploi (Dik et al., 2019) s’efforcent de prendre en compte le contexte plus général, c’est en définitive toujours le bénéfice de l’individu qui est mis en exergue.

Ce faisant, cette conception de la durabilité comme une affaire éminemment personnelle tend à négliger que le bien-être des un·e·s peut conduire (ou être bâti) aux dépens de celui des autres ; voire que la situation environnementale et sociale problématique d’aujourd’hui est en partie due à la poursuite irrépressible d’un bonheur et d’une stabilité individuelle (Kjell, 2011). Ainsi, Cohen-Scali (2018) souligne le rôle clé joué par les formes dominantes de l’emploi et d’échange des produits dans l’épuisement des ressources écologiques, le réchauffement climatique et les inégalités.

Or, un environnement naturel préservé et la possibilité de tisser des liens sociaux étant essentiels pour répondre aux besoins fondamentaux de l’individu, leur appauvrissement ne peut être que délétère pour le bien-être physique et psychique des êtres humains (Kjell, 2011). Ceci amène à rappeler que « le travail n’est décent que s’il contribue à une société et à un environnement durable » (Cohen-Scali, 2018, p. 299, trad. pers.) Ainsi, plusieurs voix ont commencé à s’élever pour dénoncer une vision de l’orientation et de la gestion de carrière au service d’une croissance économique alimentée par des aspirations individualistes, et plaider en faveur d’une « écoorientation » (green guidance ; Di Fabio & Bucci, 2016 ; Plant, 2014).

Dans cette perspective, certains auteurs (Cohen-Scali, 2018 ; Di Fabio & Rosen, 2020 ; Guichard, 2013, 2016 ; Rochat & Masdonati, 2019) ont proposé que les spécialistes de l’orientation ne doivent pas promouvoir uniquement l’accès au travail décent, mais l’ensemble des 17 objectifs de développement durable listés par l’Organisation des Nations Unies (2015). Pour cela, ces derniers devraient être en mesure de susciter chez chaque personne qui s’interroge sur son avenir des préoccupations relatives à la durabilité et de soutenir son sentiment d’efficacité à agir en ce sens (Cohen-Scali, 2018 ; Di Fabio & Rosen, 2020 ; Guichard, 2016 ; Rochat & Masdonati, 2019). Encourager les individus à poursuivre des objectifs altruistes et écologiques est alors proposé comme une manière de favoriser le sentiment que leur travail et leur existence ont un sens, et donc de promouvoir l’atteinte d’un bien-être eudémonique, pour autant que la tâche ne soit pas perçue comme dépassant les ressources à leur disposition (Rochat & Masdonati, 2019).

Au vu de ce qui précède, il apparaît intéressant de chercher à concilier ces différentes facettes de la durabilité, de manière à favoriser la concrétisation de carrières qui permettent autant l’atteinte d’un bonheur hédonique (ou bien être « subjectif ») que d’un bien-être eudémonique (ou « psychologique »), tout en participant à la préservation de l’écologie et de la société. Nous proposons alors que les principes et les heuristiques de l’« effectuation » (Sarasvathy, 2001, 2008 ; Sarasvathy et al., 2008) puissent contribuer à favoriser cette synergie.

En effet, Bonzon (2019) propose que pour autogérer leur carrière dans l’incertitude et donner à celle-ci la forme qui leur convient, les individus pourraient gagner à miser sur leur singularité et à développer un état d’esprit et des compétences d’entrepreneur·e afin de créer de la valeur, et ce, grâce à l’effectuation. Ceci reviendrait à en faire des « individus entrepreneurs de leur carrière » (Bonzon, 2020). Dans le présent article, nous proposons que l’effectuation puisse, en outre, être mise au service d’une conception de l’autogestion de carrière qui favorise la durabilité « au carré » en encourageant l’atteinte d’un bien-être dont la poursuite n’implique l’exploitation ni des ressources ni d’autrui, mais leur préservation et leur épanouissement (Kjell, 2011).

Lire la suite de l’article et la bibliographie au format PDF depuis le site de la revue Sciences & Bonheur.

Accompagner et développer les carrières dans un monde en transition

Accompagner et développer les carrières dans un monde en transition

Le 6 juin 2023, le Centre de recherche en psychologie du conseil et de l’orientation (CePCO) a accueilli à l’Université de Lausanne plus de 150 chercheur·es et praticien·nes dans le cadre d’une journée centrée sur la psychologie de l’orientation et les durabilités. J’ai eu la chance et le plaisir d’animer à cette occasion un atelier

La Voie de l'Action Créatrice de Valeur

La Voie de l’Action Créatrice de Valeur

L’être humain éprouve le besoin fondamental de donner du sens à ce qu’il fait. Or, l’engagement volontaire dans une activité en accord avec ses valeurs, dans le but de réaliser quelque chose d’exigeant et d’important pour soi, est un moyen de donner du sens à son quotidien et de se construire une vie satisfaisante. C’est

Un framework basé sur l’effectuation pour penser, développer et accompagner les carrières

Un framework basé sur l’effectuation pour penser, développer et accompagner les carrières

Dans un article publié en 2019 sur mon blog, j’ai proposé que pour gérer leur carrière dans l’incertitude et donner à celle-ci la forme qui leur convient, les individus développent un état d’esprit et des compétences d’entrepreneur afin de créer de la valeur en misant sur leur singularité grâce à l’effectuation. La logique d’action effectuale