Stéphane Bonzon | Psychologue (MSc/MAS)

Un framework basé sur l’effectuation pour penser, développer et accompagner les carrières

Dans un article publié en 2019 sur mon blog, j’ai proposé que pour gérer leur carrière dans l’incertitude et donner à celle-ci la forme qui leur convient, les individus développent un état d’esprit et des compétences d’entrepreneur afin de créer de la valeur en misant sur leur singularité grâce à l’effectuation.

La logique d’action effectuale ou effectuation (1) décrit la manière dont les entrepreneurs agissent dans l’incertitude en partant des ressources qu’ils ont à disposition pour créer de la valeur en transformant leur environnement. L’effectuation compose tout à la fois un état d’esprit, une posture face au monde et des compétences. En tant qu’elle permet chez les individus un passage à une posture de créateur de valeur (1 ; 2), l’effectuation constitue un véritable atout pour les hommes et les femmes désireux de prendre en main leur carrière dans un contexte d’incertitude qui pousse chacun à se réinventer en permanence sur le plan personnel et professionnel (3).

Le présent article complète mes écrits de 2019 et 2020 en présentant plus en détails mon travail sur l’approche du développement de carrière basée sur l’effectuation, désormais baptisée l’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur.

Contexte d’incertitude et de réinvention permanente

Les évolutions technologiques et les multiples transformations qui les accompagnent prolongent la troisième révolution industrielle débutée dans les années 1960 avec la naissance de l’informatique. La révolution numérique caractérise ce quatrième mouvement de transformation et poursuit les changements amorcés dans l’économie.

Ceci notamment en ce qui concerne l’abaissement des pré-requis à l’entrepreneuriat (4), la remise en cause de la supériorité des grandes entreprises sur les petites (5) et le renouvèlement des formes d’entrepreneuriat (5 ; 6) construites autour d’activités qui reposent toujours davantage sur les combinaisons singulières de savoirs et de compétences des entrepreneurs (5). A cela s’ajoutent la transformation de la chaîne de valeur (7) ainsi que l’éclosion de nouveaux modèles d’affaire liés au numérique (8).

Ces transformations dans l’économie induisent des changements dans le rapport qu’entretiennent individus et entreprises (9 ; 10 ; 5, 11 ; 12). Ceci dans un contexte d’incertitude grandissante (13) où créer dans son travail est devenu aussi important que la production l’était dans l’ère industrielle (14).

La carrière, quant à elle, évolue de sa forme organisationnelle linéaire et ascendante vers toujours davantage d’expressions multiformes induites par les mutations de l’environnement, impliquant adaptation permanente, flexibilité et auto-gestion (15 ; 16 ; 17 ; 18 ; 19). Dans cette perspective, augmenter le pouvoir d’agir des individus est d’autant plus nécessaire (19) qu’ils éprouvent le besoin fondamental de donner du sens à ce qu’ils vivent et à ce qu’il font, notamment par l’engagement volontaire dans l’action en fonction des valeurs qui les portent (20 ; 21 ; 22 ; 23)

Les questions de sens deviennent centrales et mettent en tension les préoccupations des sphères personnelles et professionnelles (24). C’est que l’homme ne travaille pas pour passer le temps mais pour construire, et l’ensemble de ses conduites aboutissent à des œuvres (25). Aspirant à transformer leur travail en oeuvre, les individus de l’ère numérique ont déjà commencé à parcourir le chemin qui les sépare d’une pratique néo-artisanale de leur activité, c’est-à-dire autonome, responsable et créative (26). L’ère numérique pourrait d’ailleurs constituer une opportunité de concentrer le travail humain sur tout ce qui n’est pas programmable (27).

De plus, en changeant la manière dont les individus proposent leur capacité de travail, l’économie numérique induit des formes hybrides de travail salarié et de travail indépendant dans lesquelles la création de valeur relève d’une approche davantage « effectuale » que « causale » (28).

Passer à l’action et créer de la valeur

L’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur (ACACV) mêle des concepts issus des domaines de l’entrepreneuriat et de la psychologie. Elle offre un cadre théorique et pratique qui profite des apports de l’effectuation pour penser, développer et accompagner les carrières dans le contexte de transformation numérique, d’incertitude et de quête de sens qui pousse les individus à se réinventer en permanence sur le plan personnel et professionnel.

Mise à profit dans le champ de la carrière, l’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur permet, grâce à la logique effectuale qui la sous-tend, de passer d’une posture adaptative traditionnellement acquise, consistant à gérer son employabilité au sein d’un marché du travail et de l’emploi « qui dicte sa loi », à une posture créative. Celle-ci offrant d’aller au-delà de l’employabilité pour participer activement à la co-construction du marché en devenant un créateur de valeur. Ceci sans que cette création de valeur implique automatiquement et nécessairement de créer une entreprise. La création d’une entreprise n’étant qu’une des formes d’expression de la création de valeur.

L’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur focalise davantage qu’une démarche d’accompagnement de carrière standard sur le contexte. Elle rend en effet possible sa transformation par l’exploration de la valeur que peuvent créer les individus en réponse à des problèmes et des besoins autour d’eux, identifiés au travers de leurs interactions avec de potentielles parties prenantes via leur réseau et leur réseau étendu. Ceci sur la base de leur configuration singulière de ressources et d’attentes développées tout au long de leur parcours de vie.

Dans l’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur, qui reprend les principes de l’effectuation (1 ; 2), les questions liées au premier principe selon lequel l’entrepreneur démarre avec ce qu’il a sous la main, que puis-je faire étant donné qui je suis, ce que je sais et qui je connais, s’enrichissent de nouvelles questions visant à identifier non seulement les ressources de l’individu créateur, mais également ses attentes à l’égard du projet en cours d’élaboration.

Concrètement, la question qui je suis de l’effectuation se structure dans l’ACACV en quatre questionnements « classiques » de l’accompagnement psychologique dans le champ de l’orientation et du développement de carrière : 1/ comment je fonctionne, qui renvoie notamment à la personnalité, 2/qu’est ce qui est important pour moi, qui renvoie aux valeurs, 3/ qu’est ce qui m’intéresse, qui renvoie aux domaines d’intérêts en termes d’activités, et 4/ quel sens je veux donner à mon projet, qui renvoie à des considérations en lien avec le sens de la vie et le sens du travail. Les éléments de réponses à ces questions correspondent aux ressources psychologiques et aux attentes vis à vis du projet qui viennent compléter le questionnement de base de l’effectuation 5/ ce que je sais et 6/ qui je connais.

L’idée ici est d’articuler création de valeur et création de sens en offrant à l’individu-créateur de donner forme à sa carrière sur la base de la valeur singulière qu’il propose tout en tenant compte de ses attentes. Celles-ci agissent ainsi tel un filtre sur les formes possibles de concrétisation de la proposition de valeur. Ceci inscrit l’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur dans une perspective dialogique « sujet-objet » telle que l’évoque Bruyat (29) et selon laquelle l’individu-créateur est tout autant la source que le résultat de son projet. Partant, toute forme donnée à sa proposition de valeur par l’individu-créateur afin de la concrétiser (une création de poste, le passage à un statut d’indépendant, une création d’entreprise, un projet intrapreneurial, etc.) est considérée ici, comme le propose Fonrouge au sujet du projet entrepreneurial (30), en tant que mode de réalisation d’objectifs personnels et professionnels de l’individu-créateur. 

Façonner sa carrière en misant sur sa singularité

L’identification de la spécificité, la création de valeur et la concrétisation de la proposition de valeur sont les trois composantes et les trois axes de l’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur. Dans cette approche, la spécificité de chacun repose sur une configuration unique de ressources et d’attentes. Cette configuration fonde la singularité de chacun.

L’identification de la spécificité constitue le premier axe de l’ACACV. Elle vise à mettre au jour les ressources et les attentes en lien avec le parcours de vie et consiste en un temps de réflexion et d’introspection au service d’une meilleure connaissance de soi. Cette composante de l’ACACV mobilise les moyens d’investigation usuels de la psychologie de l’orientation et de l’accompagnement de carrière, comme le sont, par exemple, les questionnaires de personnalité et de valeurs, les inventaires d’intérêts, ou encore le travail de réflexion sur les compétences et les investigations sur le sens.

Le deuxième axe de l’ACACV consiste en une mobilisation dans l’action des principes et des heuristiques de l’effectuation afin d’identifier la valeur unique que l’individu peut créer en misant sur sa singularité. Cette phase de création de valeur passe par une mise en relation de la singularité des individus, en tant que création de valeur potentielle, avec des problèmes et des besoins qui comptent, identifiés autour d’eux via leur réseau et leur réseau étendu.

Ce sont les itérations successives des individus dans le champ social aux différents niveaux de leur réseau avec de potentielles parties prenantes, qui façonnent la valeur à l’état de puissance et l’actualisent dans une proposition de valeur. L’action est ainsi le fondement de ce mouvement du potentiel au réel.

Selon le troisième axe de l’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur, la forme donnée à la carrière tient compte des attentes de l’individu et de la proposition de valeur identifiée. Cette forme concrétise l’opportunité de délivrer la proposition de valeur grâce à l’engagement d’une ou plusieurs parties prenantes. La création d’une entreprise, le passage à un statut d’indépendant, de freelance et de consultant, la création d’un nouveau poste interne à une organisation ou la transformation d’un poste existant via le jobcrafting, le développement de projets internes, de side-projects ainsi que l’intrapreneuriat, sont autant de formes d’expression de la carrière qui permettent de délivrer une proposition de valeur singulière.

Les trois composantes ou trois axes de l’ACACV que sont l’identification de la spécificité, la création de valeur et la concrétisation de la proposition de valeur, définissent les trois grandes étapes d’une démarche de développement de carrière effectuée dans la perspective de l’Approche Centrée sur l’Action Créatrice de Valeur. La mise en pratique de celle-ci est assurée par un canvas, qui en constitue le coeur et facilite tant l’exploration que le design de l’action créatrice de valeur.

Stéphane Bonzon

Bibliographie

(1) Sarasvathy, S. D. (2001). What makes entrepreneurs entrepreneurial?.

(2) Silberzahn, P. (2020). Effectuation: Les principes de l’entrepreneuriat pour tous. Pearson.

(3) Bonzon, S. (2019, avril). Esprit d’entreprendre : Agir dans l’incertitude grâce à l’effectuation. https://stephanebonzon.com/ esprit-entreprendre-agir-sens-incertitude-effectuation

(4) Sahlman, W. A. (1999). The new economy is stronger than you think. Harvard Business Review, 77(6), 99–106.

(5) Marchesnay, M. (2004). Hypermodernité, hypofirme et singularité. Management & Avenir, 2, 7–26.

(6) Marchesnay, M. (2014). Repenser l’entrepreneur: de l’esprit d’entreprise à l’esprit de métier. Innovations, (2), 11-31.

(7) Vadcar, C., & Biacabe, J. L. (2017). Création de valeur dans un monde numérique. Institut Friedland, 57.

(8) Verdier, H., & Colin, N. (2012). L’âge de la multitude: Entreprendre et gouverner après la révolution numérique. Armand Colin.

(9) Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2014). The second machine age : Work, progress, and prosperity in a time of brilliant technologies. W.W. Norton & Company.

(10) Degryse, C. (2016). Les impacts sociaux de la digitalisation de l’économie. Etui.

(11) Rifkin, J. (1996). La fin du travail. Paris, La Découverte.

(12) Valenduc, G., & Vendramin, P. (2016). Le travail dans l’économie digitale : continuités et ruptures. ETUI, Institut Syndical Européen, WP.

(13) Fraccaroli, F. (2007). L’expérience psychologique de l’incertitude au travail. Le travail humain, 70(3), 235.

(14) Evéquoz, G. (2019). La carrière professionnelle 4.0 : tendances et opportunités. Genève : Slatkine.

(15) Arthur, M. B. (2014). The boundaryless career at 20 : Where do we stand, and where can we go? Career Development International, 19(6), 627‑640. 

(16) Arthur, M. B., & Rousseau, D. M. (1996). The boundaryless career. Oxford University Press.

(17) Hall, D. T. (1996). Protean careers of the 21st century. Academy of Management Perspectives, 10(4), 8-16.

(18) Hirschi, A. (2018). The fourth industrial revolution : Issues and implications for career research and practice. The Career Development Quarterly, 66(3), 192‑204.

(19) Savickas, M. L., Nota, L., Rossier, J., Dauwalder, J. P., Duarte, M. E., Guichard, J., … & Bigeon, C. (2010). Construire sa vie (Life designing) : un paradigme pour l’orientation au 21e siècle. L’orientation scolaire et professionnelle, (39/1), 5-39.

(20) Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2008). Hedonia, eudaimonia, and well-being : An introduction. Journal of Happiness Studies, 9(1), 1‑11.

(21) Frankl, V. (2009). Nos raisons de vivre. À l’école du sens de la vie. Paris : InterEditionsDunod.

(22) Lecomte, J. (2006). Donner un sens à sa vie. Odile Jacob.

(23) Yalom, I. (2018). Thérapie existentielle. J’ai Lu.

(24) Bernaud, J. L. (2016). Le « sens de la vie » comme paradigme pour le conseil en orientation. Psychologie française, 61(1), 61-72.

(25) Meyerson, I. (1949). VI.-Comportement, travail, expérience, oeuvre. L’Année psychologique, 50(1), 77-82.

(26) Vitaud, L. (2019). Du labeur à l’ouvrage. Calmann-Lévy.

(27) Supiot, A. (2019). Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIe siècle. Collège de France.

(28) Coste, J. H. (2018). À la lisière de deux mondes: l’entrepreneur «hybride». Entreprendre Innover, (2), 36-54.

(29) Bruyat, C. (1993). Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation [Thèse de Doctorat].

(30) Fonrouge, C. (2002). L’entrepreneur et son entreprise: une relations dialogique. Revue française de gestion, 28(138), 145-158.

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