Entreprendre, c’est créer une oeuvre, et cette dimension se niche au coeur de l’édifice de sens des entrepreneurs technologiques.
Cet article fait partie d’une série de publications parues ou à paraître sur l’entrepreneuriat et son accompagnement dans une perspective psychologique. Elles reposent notamment sur des rencontres et des entretiens menés avec des hommes et des femmes fondateurs-dirigeants de startups technologiques. Sans intention discriminatoire, le genre masculin a été adopté afin de faciliter la lecture.
Créer une oeuvre pour faire face à l’incertitude et aux difficultés
Dans une précédente publication, j’évoquais les difficultés que rencontrent les entrepreneurs fondateurs-dirigeants de startups technologiques au cours de l’aventure entrepreneuriale, notamment sur un plan psychologique. Ils affrontent le plus souvent une charge mentale immense alors que leur vie privée se trouve totalement diluée dans leur vie professionnelle. Ainsi, le quotidien dont ils témoignent est dur et semble ne leur offrir ni rationalité du travail, qui renvoie au mode d’organisation du travail, ni charge de travail équilibrée. Ils rapportent des conditions de travail difficiles et un salaire systématiquement en dessous de leurs attentes. Soit autant de caractéristiques pourvoyeuses de sens qui sont absentes de leur expérience (voir le modèle de construction du sens du travail de Morin, par exemple Morin & Cherré, 1999).
Dans ce contexte, comment ces entrepreneurs acceptent-ils de faire face à autant de problèmes générés par l’environnement et l’organisation du travail qu’ils ont eux-mêmes créés ?
Capitaliser son engagement
Ce n’est pas la création de la startup en soi qui compte, mais la possibilité qu’elle offre de porter leurs aspirations. Les motifs de ces entrepreneurs sont divers mais l’invariant qui sous-tend leur expérience entrepreneuriale semble relever du souhait de construire quelque chose de personnel qui leur permet de capitaliser leur engagement en inscrivant leurs actions dans la continuité, dans quelque chose de plus vaste qui les prolonge et les dépasse.
La dimension de création d’une oeuvre compose, selon moi, une caractéristique essentielle de la construction du sens du travail chez ces entrepreneurs technologiques. Partant, la dimension de création d’une oeuvre m’apparaît constituer un élément fondamental de la construction du sens du travail en contexte d’incertitude.
« Je pense que la notion de construction est essentielle. Je peux accomplir bien des choses et je n’ai pas besoin de savoir ce que je ferai dans deux ans, mais j’ai besoin d’être convaincu que j’ajoute des pièces à un édifice […] dans le cadre du travail, même une tâche ingrate peut être faite parce qu’elle fait avancer le projet et qu’elle s’inscrit dans une construction ».
Jack, Founder & CEO (prénom d’emprunt pour respecter l’anonymat)
Créer du sens
La dimension de création d’une œuvre renvoie aux travaux du célèbre psychiatre autrichien Viktor Frankl (2009), pour qui la réalisation d’une œuvre est une des sources du sens de la vie. Partant, l’expérience entrepreneuriale contribuerait au moins autant au sens de la vie que du travail.
Dans la perspective existentialiste, l’interprétation de la dimension de création d’une œuvre renvoie au thème de l’immortalité symbolique (Lifton, 1974) où la startup, œuvre en puissance, offre à son créateur de transcender sa finitude en inscrivant sa trace dans le monde.
Cette dimension de création d’une œuvre rejoint également la perspective de la psychologie positive, en particulier les travaux de Csikszentmihalyi (2004). En effet, l’engagement dans une action volontaire, dans le but de réaliser quelque chose de difficile et d’important, peut amener à vivre des expériences de flux, entendues comme des instants de grâce, de fluidité et de temps suspendu, elles-mêmes reliées aux expériences de sens. Les expériences de création, notamment dans la sphère professionnelle, sont des terrains propices à vivre de telles expériences.
Esprit d’entreprendre : créer une oeuvre pour créer du sens et de la valeur
La dimension de création d’une œuvre paraît à même de constituer le supplément de sens de l’expérience de ces entrepreneurs qui choisissent une forme d’investissement professionnel certes dure, mais comme peuvent l’être d’autres formes d’investissement professionnel choisies ou subies par de très nombreux travailleurs.
Ce qui pourrait bien distinguer ces entrepreneurs et constituer leur force, c’est le sentiment que ces hommes et ces femmes ont de construire quelque chose de personnel dans lequel ils capitalisent leur engagement. Ce qui, en soi, compose une récompense particulièrement précieuse dans le contexte global d’incertitude du travail et de l’emploi qui pousse chacun à la réinvention permanente. A ce titre, la dimension de création d’une oeuvre dépasse le seul cadre de l’entrepreneuriat et des startups et ouvre sur un vaste champ de possibles en matière de création de sens et de valeur.
Stéphane Bonzon
Références
Morin, E. M., & Cherré, B. (1999). Les cadres face au sens du travail. Revue française de gestion, 83-95.
Frankl, V. (2009). Nos raisons de vivre. À l’école du sens de la vie. Paris : InterEditionsDunod.
Lifton, R. J. (1971). Protean man. Archives of general psychiatry, 24(4), 298-304.
Csikszentmihalyi, M. (2004). Good business: Leadership, flow, and the making of meaning. Penguin.
